Jean-Marc Huitorel - 25 août 2001.
Jusqu'à une époque récente, on trouvait très peu de représentation humaine dans les photographies de Claire Chevrier et quand c'était le cas, on voyait bien qu'il s'agissait là de moyens pour dire autre chose. Par exemple cet homme dont on dirait qu'il prélève un échantillon de lumière dans le ciel, ou bien encore celui-ci qui tend un néon s'allumant, la nuit, dehors, sans aucun branchement électrique, par le seul magnétisme produit par le voisinage d'une usine à haute tension ; cet autre enfin qui tire au fusil à l'instant même où la photographe appuie sur le déclencheur.
L'homme, ici, illustre des postures qui concernent avant tout le procès photographique : prélever de la lumière, appuyer sur le déclic. Mais le (faux) naturel des poses préserve de tout didactisme et produit au contraire ce mystère léger mais entêtant qui caractérise la plupart des images de Claire Chevrier. Tout, dans ce travail, concerne la vision : ce que l'on voit, ce que l'on ne voit pas, ce qui fait écran et à quoi ; ce que signifie voir et précisément voir à travers un viseur photographique, le pouvoir que cela confère à celui qui opère.
Quelles conséquences quand on appuie sur le bouton ? Ces questions ne relèvent pas seulement d'un modernisme préoccupé par la singularité de son mode d'expression mais bien davantage d'une interrogation d'ordre phénoménologique et sans doute éthique. Dans tous les cas, cela concerne notre plus brûlante actualité. Ainsi trouve-t-on dans cette oeuvre de nombreux exemples d'images qu'on pourrait dire à visibilité réduite : soit par détérioration naturelles (photos anciennes trouvées) soit par accident (boîtier ouvert inopinément), soit par masquage volontaire (images de l'IGN caviardées pour des raisons de sécurité militaire), soit par la nature même du sujet (brouillards, lentilles d'eau, voilages, etc.). D'autres images contiennent des obstacles sur lesquels le regard vient buter : murs de pailles qui obstruent la presque totalité de la surface, barre d'immeuble, rideaux d'arbres, etc. À l'inverse, certaines photographies montrent des ouvertures, fussent-elles étroites, par où le regard peut se frayer un chemin : les fentes des meurtrières des anciens châteaux ou des plus récents bunkers. Il est souvent question de guet et de visée ; de photographie donc, mais de pouvoir tout autant.
Dans les images de Claire Chevrier, parmi tant d'autres choses, il est aussi bien souvent question des pièges du regard, de ces espaces construits de toutes pièces pour des fins autres que celles qu'ils affichent et qui, cependant, constituent une part grandissante de notre environnement visuel. Ainsi ces vues des constructions/décors que la société Philips a érigées entre Lyon et Chambéry, à seule fin de tests d'éclairages. Ainsi ces intérieurs aménagés dans les locaux de la police pour les reconstitutions de crimes. Ainsi ces appartements témoins aux aménagements faussement cossus dont la fenêtre est constituée d'un caisson lumineux qui montre une très jolie vue de la baie de Hong Kong mais dont les acheteurs ont fort peu de chances de jouir. Ainsi, et quoi qu'on soit tenté d'en dire, ce n'est jamais la picturalité qui caractérise ces images mais bien le photographique en ce qu'il continue d'être le support des plus cruciaux enjeux de pouvoir et de conscience du monde.
C'est pour cette raison que ces photographies, derrière leur apparente placidité, recèlent une violence latente qui somme le regardeur de se frotter les yeux, l'esprit plus encore, tant voir, ici et toujours, excède les simples questions de rétine.
Jean-Marc Huitorel