Pierre Giquel - 1993
Claire Chevrier et Catherine Ravanat parlent ou se taisent comme en écho. Les moyens sont certes différents, certaines approches paraissent les opposer. Mais si les images sont passagéres, ce qu’elles laissent en nous résonne d’un même timbre, d’une même exigence. Elles nous parlent de l’oeil, du corps, du monde, et de l’espace qui nous distingue, de ces incertitudes qui nous fondent. Même attention minutieuse à ne jamais démontrer mais proposer comme les indices de la feinte contenue dans chaque image. Il ya là une nécessité à ne pas se soumettre, ni aux aléas de la mode, ni à une quelconque et frileuse nostalgie. Ce qu’elles ont à nous dire est peut-être terrible, mais une distance entre l’objet et elles, entre elles et nous, maintient l’échange, le plaisir et le trouble. Il va de soi qu’il s’agit d’affinités à redècouvrir sans cesse. Pour que l’altérité soit une proposition ouverte, périlleuse et joyeuse à la fois.
Claire Chevrier
Une photographie de 1990: “Tir”. Un homme attaché entre ciel et terre. A son épaule: un fusil. L’outil et le tête accusent un léger trouble. Le choc que constitue cette photographie, dont le format, agrandi, récuse l’anecdote, on peut le retrouver dans d’autres propositions de Claire Chevrier. Propositions parfois d’apparence plus paisibles, dont l’acuité révèle la même gravité, la même intelligence aiguë. Aborder la photographie par les métaphores qu’elle soulève peut s’apparenter à une entreprise de démolition. Pourtant, ce chasseur, animé par l’élan meurtrier, puis capturé par le geste photographique, se pare des formes d’un enchantement matinal. Une entreprise de “défiguration” serait le terme plus juste: ôter à la figure son impact psychologique ou sentimental; que le support soit telle une peau mentale, intouchable, que les distances orchestrent selon un processus rêveur animé de teintes, de lumières, de fictives.
Les cimetières mérovingiens participent de ces déplacements du réel. Lieux abandonnés, envahis par les herbes, ils sont aussi lieux de passage pour le regard, implants sculpturaux. Les plus minces éclats de la pierre deviennent précieux. Non pas traces de désolation, mais propositions d’orientation dans un espace. Quand un homme encore prélève un morceau de ciel à l’aide d’un outil propre au géologue, il délimite l’infini du ciel.
Claire Chevrier refuse la fascination du réel. Avant la photographie, ou avec elle, s’élabore une pensée du monde, c’est là un défi porté contre l’effet, la simulation. Entre le regard et l’objet, une frontière interne réarticulel’image. Non pas une image “fabriquée”, sollicitant une reconstruction, plutôt la projection, dans l’espace photographique, d’une échappée de lulière. La chute d’eau ne semble là que pour matérialiser la fusion croisée des blancs du ciel, de l’eau et du papier photographique. L’image de la faille s’estompe, l’oeil s’ouvre sur de nouvelles hypnoses, l’oeil devient aveugle, il se désankylose du poids du réel. Sans doute à cette légèreté intelligente fallait-il résister, buter plus violemment sur ce réel, plus abruptement. La série des petits soldats de plomb paraît une tentative intermédiaire, portant étrangement les attributs de l’enfance émerveillée et l’évocation d’une gravité, d’une tension.
Ces miniatures photographiées puis agrandies ne sont pas de simples objets décoratifs spéculant sue le baroque, ils sont le lieu d’un enjeu plus âpre, sourd encore d’une vérité rugueuse: ils portent en eux le charnier. Comme on ne peut se détacher du caractère fatal qu’impose toute photographie, Claire Chevrier se réapproprie les images éxécutées sur les champs de bataille par son arrière-grand-pére. Geste respectueux, tendre et strident à la fois, relevant d’une attitude généreuse plus que commémorative, nouant ses propres pas dans ceux d’un jeune homme désormais lointain.
Cette attitude pudique et violente anime les derniers travaux effectués à partir du principe de la camera obscura. L’atelier est devenu chambre noire, la fenêtre étant le lieu de passage de la lumière. L’ombre de l’artiste se projette alors sur d’immenses papiers d’architecte, et cette projection violente n’est pas sans évoquer une situation de risque et d’urgence. Comme un champs de bataille, celui-ci plus proche des déflagrations nucléaires, les oeuvres rejoignent le mur, collées directement sur lui, dans l’impossibilité de recouvrer un statut d’objet. La lumière désormais envahit la matière des supports, elle envahirait tout si Claire Chevrier ne nous rappelait pas, discrètement et efficacement, que notre survie reste bel et bien une question de minutes, de secondes. De clairvoyance aussi.
Pierre Giquel