Texte

George Tony Stoll - 2010

Dans un texte que je viens de terminer à propos de mon travail photographique, j’écris ceci à un moment :

« Il y a des moments où je possède une sorte de machine infernale, qui me permet de survoler le Monde en activité. Et cette machine m’offre la possibilité de plonger, sans aucun objectif de découverte précise, juste de plonger et d’atterrir dans un endroit, si minuscule soit‐il, et de voir ce qui se passe alors devant moi. Je rencontre forcément un être ou un groupe d’êtres, une ou des intelligences et leurs mécanismes particuliers, et je m’installe alors dans une forme d’observation silencieuse. Je ne me demande pas s’il ne vaudrait pas mieux, pour en savoir plus sur ce qui se trame là, tenter une quelconque participation, faire les mêmes gestes, parler la même langue, répondre aux mêmes ordres, ainsi de suite… Je sais qu’il faut simplement rester un observateur, et prendre le temps nécessaire de comprendre le sens de ce que je viens de découvrir pour me confronter à ce qui est différent. Et, au bout d’un moment, inventer alors quelque chose de nouveau. »

Claire Chevrier avait dû programmer pour une fois cette machine et elle a donc atterri dans cette région du Nord, aux abords d’une usine dont elle ne connaissait pas vraiment les mécanismes, les usages, en fait les trames d’une organisation devant aboutir à une production économique, qui consiste en fait à fabriquer des barres métalliques de différents profils.

Elle a donc d’abord vu l’extérieur de cette usine comme un paysage étranger empreint d’une force et d’une énergie efficace, un paysage construit selon les règles officielles d’une production particulière.

Le ciel est grand au‐dessus de ces entassements de ce qui doivent être des assemblages de barres métalliques formant alors de drôles de construction à espaliers comme on en trouve dans les villes ressuscitées Assyriennes ou du royaume des Aztèques. Des bâtiments officiels, des temples, bordant une allée centrale où règne l’image d’un pouvoir magique tiré vers l’infini.

Claire Chevrier a parcouru cette allée jusqu’au siège central de cette organisation, le lieu originel de la fabrication de ces barres promises à d’autres élévations.

Tout paraît calme et concentré. Pourtant, dans la ligne de fuite de la façade du bâtiment, on peut entendre les sons produits par tout un mécanisme vivant, un mélange de frottements, de claquements lourds qui se répètent, des sons mystérieux aux intensités graves et aigües, comme les preuves d’un labeur presque caché. Des sons comme des appels à ne pas oublier qu’à l’intérieur de cette architecture des hommes et des femmes mettent en mouvement des fourneaux, des machines à produire des poutres, des écrous géants, tout cet attirail colossal imaginé et construit pour l’évaluation d’une modernité sans cesse reconduite. Et là, l’usine métallurgique devient une fosse d’orchestre dans une forteresse ouverte alors sur le Monde.

À l’intérieur, tout le bâtiment est éclairé par une travée blanche, un chemin lumineux qui ouvre l’espace vers le ciel par cette drôle de fente longue, à la différence de ce qui a été imaginé dans les premières cathédrales où la lumière divine rentrait par les côtés. On peut penser que l’usine métallurgique a justement remplacé la cathédrale, en devenant la première place symbolique d’un nouveau pouvoir, un lieu d’où l’intelligence de cette nouvelle pensée, le Capital, devra elle aussi s’irradier dans les esprits d’une population qui se laissera alors attacher à la force de ce pouvoir moderne, et se sentir existant sur cette Terre. La foi chrétienne offrait par l’autorité de ses lois et de leurs principes une méthode de comportement réglant l’existence de ceux qui étaient forcés de s’associer à la puissance magique de ces lois. La foi capitaliste a offert, elle, sous l’égide parfois des mêmes principes la possibilité de survivre matériellement à ceux qui ont été forcément convoqués à répondre aux contraintes de cette nouvelle puissance. Il ne s’agissait plus d’être un homme bon à l’exemple du Christ, mais d’être un bon ouvrier, un travailleur soumis pour avoir une place dans une nouvelle communauté.

Claire Chevrier est une artiste, elle fait de la photographie, non pour se concentrer uniquement sur l’exactitude autorisée dans la représentation de ce qui est vrai. Elle cherche surtout à produire des effets particuliers dans nos esprits au travers de l’expérience de ce qui est vu. Elle donne une version plastique et sensible à la réalité banale du travail, qui pourrait apparaître inutile à remarquer avec autant d’intensité.

Il peut s’agir de surprise, être surpris par ce que l’on voit devant soi, dans le cadre de l’événement et de son phénomène. Il est possible alors de construire un cadre au caractère pouvant apparaître plus abstrait. Claire Chevrier se sert de ce qui existe déjà, une architecture éclairée par des jeux de lumière arrangés, une composition entre les divers éléments, et au centre de cette architecture, des hommes et des femmes devenant dans le cadre photographique les personnages d’une histoire écrite depuis longtemps.

Claire Chevrier est au courant de ce qui est en train de se passer dans ce lieu, elle comprend et vit presque tous les mécanismes la trame qui les lie.

Cette nouvelle société est forcément surveillée. Il faut que tous les dispositifs de comportements fonctionnent dans une sorte d’alchimie précise entre la respiration des machines et celle des êtres humains qui leurs sont dévoués. Les machines travaillent grâce à l’attention forcenée des ouvriers qui ont dû apprendre les gestes nécessaires, apprendre à répéter ces gestes, à amplifier la réalité obligatoire de cette association, et accepter de disparaître comme simples individus dans le flot continu de la production. Ces hommes et ces femmes deviennent des éléments de ces machines, dont l’importance est primordiale puisqu’ils sont les seuls à connaître parfaitement les systèmes de l’organisation du fonctionnement. Ces ouvriers soutiennent avec leur esprit et leur corps les fondations de ce système et on peut aussi avoir le sentiment que s’ils disparaissaient, toute l’architecture s’effondrerait dans un vide insupportable.

Dans la série de photographies réalisées dans cet endroit fermé, Claire Chevrier voit ce lien forcené entre ces machines, les constructions régies par une respiration mécanique, et les corps des ouvriers presque attachés à cette respiration. Elle voit ce lien incroyable, elle voit l’intensité de la relation inévitable entre tous les éléments de cette structure.

Claire Chevrier voit aussi combien ces hommes et ces femmes acceptent de répondre à ce qui peut représenter un ordre infernal donné par ceux qui détiennent le pouvoir sur cette organisation. Ces ouvriers travaillent avec une précision paraissant parfaite, une maitrise, une attention particulière, obligatoire dans ce genre de relation.

Il s’agit bien pour Claire Chevrier de regarder le corps au travail, la place du corps à l’intérieur d’un mécanisme. De comprendre qu’il s’agit en effet d’un contrat qui est passé entre deux entités, la machine va donner ce pour quoi elle a été programmée et le corps de l’ouvrier va donner ce pour quoi il a été engagé.

La photographie est un moyen de dire la vérité en montrant ce qui existe vraiment. Les hommes et les femmes qui sont dans ces photographies restent ce qu’ils sont, c’est à dire des travailleurs soumis aux contraintes réelles d’une société qui exige de tous une réponse efficace aux besoins de toute productivité.

Le regard de Claire Chevrier a alors une attention vraiment particulière, il suit l’effort produit par ces hommes et ces femmes, il sent cet effort, comme il sent la fatigue mesurée des corps et l’abandon à ces moments‐là de toute autre destinée.

Existe donc ce lien entre le corps de l’ouvrier et le corps de la machine. Le corps de l’ouvrier ne disparaît pas dans celui de la machine, il s’agit plutôt d’intelligences qui sont rapprochées à égalité en vue de la réalisation d’un unique projet. La mécanique du corps de l’ouvrier ne ressemble pas à celle de la machine, elle lui est seulement complémentaire. Voilà la raison pour laquelle ce lien dans les photographies de Claire Chevrier devient l’élément essentiel et nous autorise à porter autant d’attention pour l’un et pour l’autre.

Il s’agit bien d’une gestuelle appliquée, dans un temps sans limite. On doit parler alors de densité, la densité de ces corps montrés dans l’instant du travail et celle du décor dans lequel ces corps sont mis en mouvement, poussés par l’étrange complicité dans ce qui apparaît comme le rituel dédié à la force d’un pouvoir matériel. Dans les photographies, ces hommes et ces femmes ne paraissent pas en danger, ni écrasés par la lourdeur de la construction aussi phénoménale de cette organisation, ces corps en sont l’architecture humaine.

Et enfin, dans les photographies de Claire Chevrier, ce que l’on entend est bien le bruit assourdissant qui recouvre cette organisation, le bruit de toutes ces respirations. L’effet du travail accompli ici est sonore, il faut qu’il s’entende au loin comme la preuve d’un phénomène en marche. Les corps des ouvriers paraissent se lover dans ce son aux intensités différentes selon leur localisation dans cette organisation et ils renvoient son image dans un écho sensible.

Si les photographies de Claire Chevrier dans cet endroit donnent à voir, à sentir, à entendre d’une manière si particulière, c’est bien parce que son regard d’artiste a très vite été inquiété par le mystère de toutes les formes de circonvolutions qui font de ce lieu un monde vivant presque parallèle et dont le futur est bien menacé. Ce regard s’est affranchi de l’aspect documentariste pour s’immiscer avec une acuité libre dans les divers endroits de ce lieu et leurs particularismes mécaniques, dans les corps de ces hommes et de ces femmes, dans le mouvement qui les unit à toute cette organisation. Ce regard les déplace dans le cadre irréel de la photographie. On sait alors que ces corps ont une autre destinée. Et dans le cadre photographique de Claire Chevrier ils deviennent les personnages d’une autre histoire, à l’intérieur de l’histoire sociale, des présences uniques, irisées par les effets d’une lumière aux intensités étranges qui sont peut‐être celles de la beauté.

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