Fabrice Bourlez - 2021
La plupart des tirages photographiques de Claire Chevrier sont horizontaux. Des lignes au sol (le tracé d’un chemin, un segment de route, une rangée d’arbres, l’ombre d’un bâtiment, les murs d’un couloir, les angles d’une table, d’un bassin ou d’un carrelage…) y découpent une scène sur laquelle passent parfois quelques personnages. Tantôt ils s’y tiennent de dos, comme sur le départ ; tantôt ils sont en train d’accomplir un geste anodin, tantôt encore on dirait qu’ils s’échangent des propos sans grande importance. Souvent, cette scène reste vide. Des objets ordinaires l’occupent en silence. Les lieux et les personnages ne sont pas désœuvrés pour autant. Ils sont là. Présents dans leur modestie.
Difficile de ne pas éprouver un sentiment de théâtralité devant la composition graphique des images. On connaît ces « espaces traversés ». On les a déjà vus. On s’y est déjà rendu. Impossible pourtant de ne pas être frappé par une certaine étrangeté.
Mon hypothèse pour regarder ces photos est simple. Je crois qu’elles déploient un théâtre de soustractions. L’espace scénique photographié y dépouille le visible de ses excès.
Cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien à voir. Les photographies de Chevrier affirment leur présence par le retranchement.
Chaque image nous enjoint ainsi à plus d’attention du côté du vide, de l’absence, de l’incertain, du suspens, de l’éventuel. Chaque scène s’attarde sur ce qui échappe à nos vigilances. Chaque cliché défait la grandiloquence des effets. Chaque composition fait taire le drame, lui ôte ses charmes, lui arrache sa fascination. Le théâtre de soustractions retire ses appâts à la sidération. Il éteint les phares et les feux de la rampe. Il refuse les éblouissements.
Ce qui se déroule, ce qui s’écrit, ce qui se formule sur la scène est une poétique du moindre. Moindre est le comparatif de supériorité de « petit ». Etrange paradoxe d’un mot selon lequel plus l’intensité de ce qui se joue est forte, moins elle apparaît. Moindre est la forme littéraire de « plus petit ». Quand il est employé au superlatif, soit pour marquer le degré le plus puissant d’une qualité, « le moindre » signifie ce qui est le moins remarquable, le moins important. Au plus haut de sa signification, « le moindre » est à la limite de l’insignifiant. Etymologiquement, ce mot provient du latin « minor » dont le sens premier renvoie au « mineur »[1].
Le théâtre de soustractions et la poétique du moindre propres à l’univers de Chevrier minent donc la visibilité telle qu’elle s’organise la plupart du temps dans nos environnements marchands. Ils minorisent les éclats des publicités, l’esthétique télévisuelle, les infinis défilés des images sur nos écrans. Une autre scène s’y dévoile. D’une part, ce qui y est montré s’apparente à du petit, à du détail, à du pauvre, à du mineur. D’autre part, pareille attention trouble, confond, défait, voire fait exploser, comme avec une mine, les critères d’intelligibilité du visible. Pour le moins, ses images questionnent nos représentations. Détaillons ce théâtre de la soustraction. Interrogeons les effets de cette poétique du moindre.
Première soustraction. La photographe ne s’est pas repliée sur le territoire de l’intime.
Les images de Chevrier témoignent bel et bien de ses propres pérégrinations. Elles constituent les différentes stations d’un itinéraire des plus personnels. Les déambulations et les recherches n’appartiennent qu’à Chevrier. Impossible d’y voir une quelconque objectivité. Elles relèvent parfois du hasard des rencontres qu’elle a faites, parfois de sa seule décision, parfois, aussi, de la chance ou de la malchance. La photographe a traversé la France au petit bonheur. Certains établissements lui ont donné un permis de photographier. D’autres n’ont même pas répondu à ses courriers. Le dessin de sa carte est aléatoire. Des constantes s’imposent néanmoins. A chaque fois, des hôpitaux, des lieux de soin, des centres d’accueil, des espaces de prise en charge. Force est d’y repérer la trace d’un parcours. Partout des paysages périurbains. Partout un sentiment de proche et de lointain. Partout ailleurs que la splendeur des centres historiques.
Plus ses déplacements sont arbitraires (Angers, Nonette, la banlieue parisienne, la Dordogne, la Loire…) plus ils semblent précis. Moins ils se justifient par la logique, plus ils valent comme une déclaration impartiale, comme un constat rigoureux, dépourvu de toute subjectivité. Chevrier dresse un état des lieux. Elle tisse un état des liens.
Aussi, à aucun moment, son théâtre n’est-il œdipien. A chaque vers tragique entonné, c’est comme si l’artiste s’empressait de retourner à l’usine[2]. Sans cesse, il lui faut travailler à se déprendre d’elle-même. A chaque image, elle tente de trouver la voie d’accès à l’Autre en se déprenant de soi. Chevrier parcourt la géographie de ces espaces de vie pour se perdre. « Un voyage solitaire, mais d’une solitude peuplée par les rencontres avec l’irréductiblement autre. »[3]
Arpenter, avancer, regarder, saisir, comprendre, dire, montrer. Mais sans jamais conjuguer ces verbes à la première personne. Car sur les planches du théâtre de soustractions, pas de premier rôle, pas de verbiage ni de cabotinage, pas de narcissisme non plus : l’intimité se tourne vers le dehors.
Deuxième soustraction. La photographe a congédié les premiers rôles.
Plus le voyage théâtral de Chevrier s’affirme, moins elle nous livre les méandres de sa psyché. Elle s’efface. Le seul endroit où l’artiste apparaît, c’est dans la ferme décision de ne pas se montrer. Dans le refus de se mettre en scène. Dans le rejet de toute exhibition. Les longs monologues n’ont pas cours sur cette scène. Les hauts faits et gestes sont restés en coulisse. Seul.e.s les personnages secondaires, les rôles de deuxième catégorie, les figurant.e.s, les relégué.e.s au silence participent au spectacle.
Sur les images, les corps sont ceux de minorités sans noms et sans véritable communauté d’appartenance. Ce sont celles et ceux qu’un triste vocabulaire néo-capitaliste appellerait des « usagers », des « usagères », des « praticiens » et des « praticiennes ». Les maltraité.e.s du rendement, de la surproduction, de la rationalisation des coûts et des dépenses.
Chevrier ne magnifie pas ces corps anonymes. Elle ne les glorifie pas. Elle n’attire pas vraiment l’attention sur celles et ceux qui résident à la marge. Elle montre plutôt leur retrait. Elle dévoile la banalité avec laquelle les un.e.s comme les autres tiennent : ce qui leur tient à cœur comme ce à quoi elles et ils tiennent est bien peu de choses. Les moyens pour s’accrocher à l’existence sont souvent dérisoires. Une séance de dessin. Une pause entre deux rendez-vous. Un salon télé. Une cigarette grillée. Une promenade. Pas d’événements marquants. Pas de vérité recouvrée. Pas de technologies rutilantes. Mais la répétition du fragile. La modestie d’une situation. Le courage du quotidien. Rien d’héroïque. L’exceptionnel nulle part. Juste un être ensemble.
Troisième soustraction. La photographe déroge à l’orgie scopique.
Ce refus d’occuper le devant de la scène vaut comme un acte de résistance. Un regard pressé ne comprendra pas un tel travail. Au pire, il s’ennuiera. Au mieux, il ne verra pas grand-chose. A quoi bon montrer ce que l’on connaît par cœur, ce que l’on a mille fois parcouru ? Pourquoi chercher le moindre ? C’est que la photographe n’accepte plus le gavage et les plaisirs bouffis de la société du spectacle. Elle a tourné le dos à la réussite et aux performances des self-made-man. Elle ne prête plus attention à leurs success stories. Elle fait la sourde oreille devant tous les storytellings triomphants. Son regard a percé à jour la vanité de tels simulacres. Il pratique l’ascèse. L’appauvrissement ne s’apparente pas au manque pour autant. Il montre ce qui demeure tapi au seuil du visible.
Aussi la dramaturgie de ses images est-elle volontairement aride, à la limite de l’épuisement. Pas de costumes flamboyants, pas d’action tonitruantes, pas de décors fascinants. Des allées et des rues menant sur des bâtiments à l’architecture quelconque. Des parcs et des squares. Des cours au bitume fatigué. Des façades au béton triste. Des couloirs d’hôpitaux. Presque rien. Quelques bancs. Des chaises usées. Du banal encore. A nouveau du quotidien. Des gestes répétés. Des tâches auxquelles on vaque. Un arrêt sur un mouvement. Du travail accumulé. Des soignant.e.s. Des patient.e.s.
A chaque fois, son regard semble avoir balayé le plateau pour le dégager de son action centrale. Ce qu’on y déclame reste suspendu en-deçà ou de-là des mots et du moi, en-deçà ou au-delà des gestes et du drame. Chevrier parle « d’espaces en attente ».
Quatrième soustraction. La photographe s’abstient de faire du documentaire.
Chevrier s’est donc rendue là où la vie vacille. Ses « espaces traversés » sont des lieux de traversée : le fil de l’existence s’y est enroulé, dénoué, lacé, renoué, voire rompu. Mais l’artiste a gommé la lourdeur de l’accident. Elle a fait disparaître la pesanteur de la crise. Elle a allégé le poids des mésaventures. Elle a caché la joie des guérisons. Tout a déjà eu lieu ou doit encore arriver. Tout est rentré dans l’ordre. Tout est passé. Ou tout peut advenir.
Son objectif n’a fixé ni les tensions, ni les douleurs, ni les angoisses, ni les espoirs. Il ne rend pas explicitement compte non plus du désarroi et des luttes face au désengagement des politiques publiques. Ses photographies ne documentent pas le marasme que traverse le monde hospitalier. Son démantèlement systématique. Son manque de moyens. La rage de celles et ceux qui continuent d’y travailler en s’y sentant abandonné.e.s.
Pour autant, Chevrier n’en est pas moins aux prises avec le réel. A chaque soustraction, la précarité a trouvé de quoi s’imposer avec plus de force. Le propre de cette poétique du moindre est d’ouvrir de nouvelles formes et de nouvelles modalités d’expression à l’impossible et à l’insupportable, à l’incroyable comme à l’inespéré. A bien réfléchir, l’impact des images en est d’autant plus saisissant. Sans rien crier, sans hurler devant l’inadmissible, on y perçoit l’acharnement nécessaire pour continuer de bricoler du vivable, le dévouement infini à la tâche, la confiance partagée et, en même temps, les efforts colossaux pour rester debout, pour garder le cap, pour avancer quand tout vient à vous faire défaut.
Une femme de moins ?
Une femme qui s’intéresse à des centres de soins. Elle regarde là où l’on prend en charge la souffrance. Une photographe qui se penche sur des lieux de crise. Elle favorise le retrait. Une artiste attentive. Elle s’invisibilise au profit des lieux et de ses habitant.e.s. On aurait tôt fait de songer aux logiques du « care »[4], à ces préoccupations censées être plus féminines, davantage tournées vers une éthique du soutien, de l’assistance, du souci de l’autre. La poétique du moindre n’appartient-elle pas d’abord aux subalternes ? Un tel travail témoigne-t-il d’une démarche féminine ? Relève-t-il d’une sensibilité de femme ?
En réalité, Chevrier défie le genre comme les essentialisations. Si la photographe se fait oublier, ce n’est pas en vertu d’une soi-disant discrétion, encore moins à cause d’une quelconque retenue féminine. Miner l’intelligibilité du visible, c’est refuser les identités stables et les dualismes faciles (visible/invisible, lumière/obscurité, homme/femme…). Dissoudre les constantes pour laisser surgir la complexité du réel et les multiplicités qui l’habitent. « De la sorte, le féminin se détache des femmes et devient un sujet nomade en mutation profonde »[5]. Auparavant, l’artiste s’était arrêtée dans des mégalopoles, puis sur le travail, les ouvriers. A chaque station, il a s’agi de complexifier les problèmes définis : maladie mentale, travailleurs, mondialisation... L’œuvre ne s’avance qu’à travers les précarisations et l’absence de moyens. Mais la sobriété des images laisse résonner la puissance même du geste photographique. Chaque photo réinterroge la vision : qu’y a-t-il à voir ?
D’ailleurs, l’expression consacrée n’est-elle pas « prendre une photo » ? A la lettre, lorsqu’on on prend une photo : on s’empare de quelque chose au champ de l’Autre. Mais cette saisie enlève au visible autant qu’elle ne lui apporte. Le théâtre de soustraction de Chevrier montre (à) la dérobée : ses images ne donnent pas à voir ce qui a été saisi mais le fait qu’une photo ait été prise. Pas un instant juste, pas une action précise, pas un fait donné mais précisément juste un fait, juste une action à un instant donné.
Ce qui se joue dans cette séquence est politique. Paradoxalement, avec la poétique du moindre, avec cet exercice de soustraction, les représentations suspendues renouent avec les enjeux les plus nobles des gestes scéniques et plastiques : ouvrir du possible et ajouter du commun. Plus on s’avance sur les plateaux de Chevrier, plus les personnages se défont, plus les situations se délitent, plus les propos s’interrompent, plus les rôles de genre se troublent. On perd. Mais plus l’on perd, plus l’on voit. Moins l’on récite, plus l’on joue. Et moins l’on se reconnait, plus on se rassemble.
[1] Gilles Deleuze et Félix Guattari ont attiré l’attention sur l’importance de ce terme à plusieurs reprises. D’abord, ils l’utilisent pour comprendre la littérature de Franz Kafka, juif, tchèque, s’exprimant en allemand. Kafka développe une langue aux sonorités inédites dans la langue de Goethe. Il défait sa grammaire et son vocabulaire. Il lui fait prendre des accents révolutionnaires, politiques, subversifs. Il la déconnecte de toute maîtrise subjective pour la renvoyer vers des collectivités minoritaires. Deleuze et Guattari s’interrogent : « combien de gens aujourd’hui vivent dans une langue qui n’est pas la leur ? Ou bien ne connaissent même plus la leur, ou pas encore, et connaissent mal la langue majeure dont ils sont forcés de se servir ? Problème des immigrés, et surtout de leurs enfants. Problème des minorités. Problème d’une littérature mineure, mais aussi pour nous tous : comment arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ? Comment devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue ? » Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p.35. Quelques années plus tard, les deux auteurs reviennent sur le terme et expliquent : « Minorité et majorité ne s’opposent pas d’une manière seulement quantitative. Majorité implique une constante, d’expression ou de contenu, comme un mètre-étalon par rapport auquel elle s’évalue. Supposons que la constante ou l’étalon soit Homme-blanc-mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel quelconque (l’Ulysse de Joyce ou d’Ezra Pound). Il est évident que “l’homme” a la majorité même s’il est moins nombreux que les moustiques, les enfants, les femmes, les Noirs, les paysans, les homosexuels…, etc. […] La majorité suppose un état de pouvoir et de domination, et non l’inverse » Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980, p. 133.
[2] Selon la formule chère à Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1971, p. 374.
[3] Suely Rolnik, « Une nouvelle douceur ? », in Suely Rolinik et Félix Guattari, Micropolitiques, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 2007, p.409.
[4] Cf. Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009.
[5] Rosi Braidotti, La philosophie… là où on ne l’attend pas, Paris, Larousse, 2009, p.65.